2011 – Identification – éditeur La Lettre VoléeTRACEMENTS DU CORPS COMME DU GLOBE
2009, Chapelle de Boondael, exposition de Jocelyne Coster… Je vois un panneau blanc de 2 mètres sur 2 sur lequel, seules, sont laissées des traces de mains et de pieds noirs… Etrange… Et bien sûr je ne ‘vois’ pas, je ne ’saisis’ pas bien, je suis littéralement interloqué… Mais cette « Etape », comme l’intitule l’artiste, me retient, justement pour ça : parce qu’elle trouble les habitudes de la vision et qu’elle coupe en effet la parole en même temps que la vue !
Après tout, la plus large part de l’activité artistique ne provoque rien d’autre que cet écart des usages et des utilités, non pas pour s’isoler dans une transgression (impasse moderne), encore moins pour se satisfaire d’une parodie (impasse post-moderne), mais pour un autre « partage du sensible », selon l’expression de Jacques Rancière. L’expression est tentante pour assigner la portée d’une création artistique – sauf qu’elle devient vite un passe-partout et qu’elle peut aussi bien s’inverser : un partage autre, donc d’un insensible. Car, s’il est ou s’il devient autre, ce partage ne peut que soulever l’insensible hors du commun. Pas d’autre partage en commun sans écart de la représentation commune ! L’imitation ou la copie n’ont jamais rendu compte d’un tableau, figuratif ou pas. Le malentendu ou le ‘mal vu’ face aux œuvres d’art sera toujours venu de çà, de cet écart, ce grand écart entre l’envie de donner en partage et le désir de découvrir l’impartageable. N’était-ce pas déjà le cas des peintures rupestres ? Re-présenter ne présente à nouveau qu’en s’affrontant à ce qui échappe à la représentation, nécessairement toujours déjà reconnue. En somme, n’apparaît-il pas que peindre – et il en va de même pour n’importe quelle création qui mérite ce nom - n’aura jamais représenté que l’irreprésentable, jamais rendu sensible que l’insensible, jamais partagé que l’impartageable ? Faute de quoi tout retombe dans l’insignifiance…
Revenons à Jocelyne Coster, à ce qui d’emblée dans ce grand espace blanc à peine bordé de traces nous aura sensibilisé…. Mais à quoi ? Que leur impact nous donne une autre sensibilité renvoie d’abord à l’espace et au temps : pour ce faire, elle aura pris à bras le corps la terre… Ce que nous ne découvrirons pas d’un seul coup. Pas plus qu’un mot, un tableau seul n’est jamais juste, la peinture ne se mesure ou plutôt nous ne prenons la démesure d’une œuvre qu’à condition d’en suivre tant soit peu l’expérience. Or son œuvre, ses œuvres fourmillent d’inventions techniques dont la plasticité nous touche. Mais de quelles façons et pour quel enjeu ?
Itinéraire : la terre à la trace
1985 et suivantes : tout commence par des sérigraphies qui usent de divers procédés : accélérations qui allonge l’image, reprises par acrylique sur toile des découpes tirées du "Livre des éphémérides" du navigateur et titrées du même nom ou, venues de " Aller-retour en x escales ", photographies en vol depuis l’arrière d’un ULM raccordées sur toile et titrées "Ascendance ", paysages cartographiques agrandis en plans imprimés et sur imprimés, de la gare de La Louvière aux Iles des Philippines en passant par Long Island ou Cuba, imprimé sur papier, sur verre, sur toile, sur bois… L’artiste témoigne déjà de la singularité de ses "déplacements" qu’ils soient d’elle-même – ses voyages la portent un peu partout et toujours elle s’entête à saisir des vues de hauteur (on l’a vu, s’il le faut, elle n’hésite pas à louer un véhicule aérien) – ou qu’ils soient dans son travail : photographie, agrandissement, application, coloration, superposition de plans se succèdent avec tout autant d’obstination. Il s’agit à chaque fois de capter l’espace et de le regraver sur des surfaces assez grandes, entre 1,50 et plus de 2, parfois même 3 mètres, selon des formes colorées qui se chevauchent et serpentent et s’étirent : donnent l’impression d’un temps de l’espace.
Jusque là, les captations traitées de façon multiple respectent ce qu’elles reçoivent, les vues de terres sont certes prétexte à présentations transformées, mais elles restent seules en cause : l’espace trempé au temps de l’art demeure avant tout l’espace terrestre, fût-ce sous la forme d’un globe (la série des quatre boîtes " Météosat " datées de 1993 - mais dont il faut remarquer qu’elles sont parallèles à la naissance et à la mort d’un nourrisson) ou d’une carte de géographie (celle des " Eruption ") et rien d’autre. Même le Projet pour la Tour gaz vapeur d’Electrabel sur une structure tubulaire destinée à faire ressortir des points lumineux offre le plan d’une ville, Bruxelles, tout comme l’ " Astrolabe " géant - une sérigraphie sur aluminium et inox de 5,50 mètres pour l’Aéroport national - épluche les photos du ciel en spirale :" Elle épluchait la terre comme on épluche une orange, commente Chantal Talbot, la spirale de l’épluchure (celle avec laquelle on doit faire un vœu) se déploie, s’ouvre, nous dévoile ses anneaux, ses espaces vides et pleins."
Cependant, en dépit de l’éclat des procédés techniques, l’œuvre garde un aspect conceptuel - ce que deux autres commentateurs avaient déjà remarqué dès 1988 - dû peut-être à l’objectivation photographique, à son aspect réceptif et répétitif.
Jocelyne Coster, précisément, n’en reste pas là.
Itinéraire : la trace de l’empreinte
Car l’expérience bascule, - est-ce la butée du réel de la naissance et de la mort qui le précipite ? des éléments hétérogènes font irruption dans le travail de l’artiste. En 1993, au hasard de rencontres avec des paysans de la Jamaïque, sur les photographies de paysages surgissent des empreintes agrandies de la peau de sa main. Pareilles empreintes digitales vont dès lors s’imposer, comme dans la sérigraphie " Fayence" en 1997 où un pouce agrandi est surexposé. De même, en 1995, la série des " Solstice " est traversée par des articles de presse datés du 21 juin ou du 21 décembre et choisis par des personnes de nationalité différente.
L’irruption hétérogène n’est autre que celle de l’humain sur la terre !
Mais sans aucunement céder à la reproduction imagée. Des cartographies terrestres aux empreintes corporelles, une analogie imprévue se voit dès lors explorée. Pour en saisir l’impact, ravivons tout d’abord notre mémoire : une analogie n’est en rien une ressemblance ; elle met en rapport quatre termes différents dont la relation seule est identifiable (A/B=C/D) ou, de façon quelque peu abusive, elle désigne un tiers commun inversé entre deux éléments sans rapport (A/B=B/C)…. Et ce que les nouvelles sérigraphies, dès 1998 et 1999, agrandissent ce sont les traces des doigts ou de la paume, aussitôt titrées de termes géographiques : " "Confluent" , "Fluvial", "Pacifique", "Isola"… Bleues et terre de Sienne, ces acryliques sur toile ont à peu près les mêmes grandes dimensions que les tableaux précédents ce qui renforce encore l’analogie : la trace, la marque perceptible! Le tour est joué : la peinture de Jocelyne Coster nous aura rendu sensible ce qui reste du passage de la terre au plus loin comme des corps au plus près – la nature, a écrit Whitehead, un des principaux philosophes anglo-saxons du siècle dernier, est toujours ‘de passage’. Le passage, imperceptible en tant que tel (des silhouettes de territoires aux empreintes digitales, toutes deux invisibles à la vue commune - à sa vision tout à la fois immobile et terre à terre -, en passant par la lumière insaisissable), aura été donné en partage sensible par la mise en coupes et en traces colorées de la peinture. L’importance de la lumière transfigurée par la couleur éclate alors : la série "Volare nel blù" offre même une coloration bleutée qui envahit le film polyester laissant à peine se dessiner des traces noires et légèrement dorées qui se retrouvent dans la série "Approache" laquelle, comme prise lors d’une atterrissage (en attendant, en 2001, la série "Take off", empreinte de pied comme en décollage), capte la mobilité du même geste que la lumière. La peinture n’imite pas la nature : elle trace de ses marques de couleurs l’empreinte du globe en mouvement et des corps en évolution !
Pour quel enjeu, enfin ? Ces dernières années précipitent la réponse possible par leurs initiatives passionnantes.
Itinéraire : le partage des traces
"Coudée", "Empan", "Pied" : l’exploration se poursuit, nous poursuit de ses surprises, littéralement. Elle porte sur les morceaux de corps, liés aux mesures avant l’invention du mètre, au point de constituer un autoportrait pour le moins singulier : la sérigraphie sur érable peint et vernis "4 mains = 1 coudée autoportrait" montre un mètre pliant ! Mais pour précise qu’elle soit, la prise d’empreinte ne tombe jamais dans la formalité. En 2003, « "Catastrophe annoncée" ou "Adieu banquise" font surgir la montée des eaux dans la prise d’empreinte humaine (la paume de la main de la propre fille de l’artiste transparaît). Il ne s’agit même plus d’analogie, mais d’une cause commune : si la grande empreinte traversée de lignes cartographiques de 155x150cm s’intitule "De Sienne à Outremer", c’est pour joindre dans la couleur, terre de Sienne et bleu Outremer, les membres et les éléments. Cause entendue: "Naître", sur verre et bois, retrace le monitoring cardiaque de l’enfant à la naissance le rapprochant, rouge sur fond bleu et tourbillon sombre, d’une éruption volcanique. Et son prolongement entraîne le défi d’illustrer les quatre éléments par séquences de 12 depuis le pied da sa fille, Leila. S’en suivent, de ses 6 à ses 10 ans, 5 empreintes de son pied, combinées avec des règles de bois, ou imprimées seules sur panneau de fond blanc, ou noir sur noir…
Pas plus qu’un repli formel, il n’en résulte un repli individuel. Déjà rencontrée dans les voyages initiaux, la dimension politique - au sens premier : des conditions de l’action qui engage l’existence en commun, le partage - passe à l’avant-plan en 2006. L’occasion est donnée par l’annonce du relevé des empreintes digitales exigé au passage des frontières… "Je me suis donc fait rattraper par l’actualité de manière inversée, raconte Jocelyne Coster, puisque depuis plusieurs années je renvoyais les empreintes à la géographie et que là on allait les demander pour pouvoir se déplacer !". Sa riposte ne tarde pas, elle décide d’illustrer l’ "Article 13" de la Déclaration des Droits de l’Homme : "Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat". Dont acte. Complétés par la série "Frontières", les panneaux font déborder du bleu marin et du brun digital une ligne rouge qui serpente sans souci des limites : ouverte à l’infini….
Jocelyne Coster, l’itinérante
… Et au "Mouvement perpétuel",une roue de 2 mètres de diamètre dont les 84 gradients représentent l’espérance de vie la plus élevée de la planète, avec inscrite sur son anneau une portion de carte de l’hémisphère nord, lieu de ce privilège : l’objet, "ludique et didactique", note Vincent Cartuyvels, "évoque la géographie, l ‘état de la planète et des rapports nord/sud; il parle du corps humain, du nombre d’or et du mouvement perpétuel". Il nous invite à nous inscrire, y compris politiquement, dans les traces du globe et du corps ! Dans la Chapelle de Boondael, évoquée en commençant, cette roue occupait le milieu de la salle tandis que les murs et les sols ex-posaient les traces de mains et de pieds qui avaient provoqué mon saisissement ou plutôt mon dessaisissement initial…
... La découverte de l'inconnu n'est pas l'apanage de Sindbad, d'Erik le
Rouge ou de Copernic. Il n'y a pas d'homme qui ne soit un découvreur.
On commence par découvrir l'amer, le salé, le concave, le lisse, le rêche,
les sept couleurs de l'arc-enn-ciel et les vingt six lettres de l'alphabet;
puis on passe aux visages, aux cartes géographiques, aux animaux et aux
astres; on termine par le doute ou la foi et par la certitude totale de sa
propre ignorance....
Jorge-Luis Borgès, cité par Jocelyne Coster
Jocelyne Coster n’aura cessé et ne cesse de nous sérigraphier les traces qui nous inscrivent dans le monde, comme le faisaient déjà depuis la préhistoire les artistes ou les chamans - deux mots qui leur sont appliqués de façon anachronique - dont nous voyons encore sur des parois de caverne la main en négatif. A l’étrangeté s’ajoute alors l’émotion de recevoir pareil message muet infiniment humain. Avec cette œuvre contemporaine, ce sont elles, décidément, étrangeté, émotion, que nous recevons à nouveau, autrement, en partage visible de l’invu.
Eric Clémens - philosophe